1.

Six mois plus tard

Quand Laura Ziegler descendit du Tubul’Air, sa montre indiquait 14 h 37. En dessous de l’heure, on pouvait lire 25 : 2 : 26 pour 25 ans, 2 mois et 26 jours, le temps restant avant que notre bonne vieille Terre ne vécût ses dernières heures.

À la surprise générale, il n’y avait eu aucun événement fâcheux depuis la terrible annonce du 5 septembre 2154... Aucune révolution, aucun pillage, aucune reprise de comportement écologiquement irresponsable. Mises à part ces montres gadgets que l’on trouvait dans la moindre supérette et la propension des flux d’informations à tenir au courant leurs holospectateurs de la plus insignifiante découverte scientifique, la vie sur Terre n’avait pas vraiment changé. Peut-être n’avait-elle simplement pas eu le temps de le faire, mais c’était comme si l’humanité tout entière retenait son souffle, dans un dernier espoir partagé. Certains avaient peut-être peur d’accélérer le processus ? Comme si un comportement exemplaire pouvait sauver les hommes de leur fin inéluctable. Comme si la Nature était capable d’empathie, pouvait pardonner et effacer l’ardoise.

Laura avait rendez-vous avec le journaliste à quinze heures et il lui restait donc vingt-cinq minutes à tuer. La ponctualité était l’une de ses qualités mais arriver trop en avance lui semblait tout aussi grossier. Elle s’assit sur l’un des bancs disposés sur le quai et regarda la rame s’éloigner. Les bouches d’entrée par lesquelles l’air pénétrait avant d’être comprimé — procédé, qui adjoint à de petites éoliennes et de discrets panneaux solaires, permettait de faire avancer le Tubul’Air sans la moindre once d’énergie fossile — émettaient un claquement doux et régulier, hypnotique. Laura songea d’abord à revoir son argumentaire, celui qui obligerait le journaliste à la suivre, mais elle l’avait déjà ressassé mille fois, et à présent, elle craignait surtout de s’emmêler les pinceaux si elle repensait ne serait-ce qu’une seconde de plus à cette entrevue.

Un jeune homme arriva à ce moment-là sur le quai. À moins d’y flâner comme elle le faisait en ce moment, il était rare de croiser quelqu’un aux abords du Tubul’Air. Ce moyen de locomotion transvillages longue distance fonctionnait sur le mode de la réservation : chaque citoyen possédait un quota annuel de droit d’utilisation et devait faire une demande au moins quarante-huit heures avant le voyage prévu, le but étant d’éviter que le trafic ne sature aux heures d’affluence. Ce système de fonctionnement n’était d’ailleurs pas un problème, car il était rare de circuler sur une longue distance et il restait de nombreux moyens de se déplacer sur des trajets plus courts, comme le cheval ou le vélo. L’homme qui venait d’arriver sur le quai était un peu plus âgé que Laura, d’une élégance toute en simplicité et consultait son multitasker en marchant. Il n’aperçut la jeune femme qu’au dernier moment et eut une brève réaction de surprise. Celle-ci lui adressa un sourire amusé et l’homme le lui rendit. Elle continua de le détailler avec insistance, mais le bel inconnu glissait déjà sa carte dans le terminal près du sas d’entrée du Tubul’Air. La porte s’ouvrit aussitôt et le voyageur disparut. Tant pis pour le petit jeu de séduction, se dit Laura, qui aimait jouer innocemment de ses charmes. Elle ne put tenir en place sur son banc deux minutes de plus et se décida à descendre du quai.

La butte géante sur laquelle était construit Clermont-Ferrand s’offrit alors à sa vue. Des affichages en holovision vantaient encore les mérites de la nouvelle capitale française, vingt-cinq ans après la recentralisation qui avait entraîné le déplacement du siège administratif et exécutif de la France pour un lieu plus stratégique que l’actuel « désert parisien ». Le multitasker de Laura lui indiquait que le bureau du journaliste se trouvait à « environ huit minutes et trente secondes de marche ». Elle suivit les informations de l’appareil et se retrouva en effet en moins d’une dizaine de minutes devant un bâtiment aux pierres sombres de deux niveaux, semblable à des centaines d’autres dans les environs. Sur la porte, un écriteau indiquait : « Scanner et entrer ». Il était 14 h 54, une heure décente pour arriver en avance. Laura posa sa main sur la vitre en dessous et une lumière bleutée balaya la surface, enregistrant ses empreintes avant de déverrouiller l’entrée. Celle-ci donnait sur ce qui ressemblait à une salle d’attente, avec des bancs disposés le long des murs, et des photographies de paysage en deux dimensions accrochées tout autour de la pièce. Elle s’en approcha et reconnut le panorama qu’elle avait découvert en sortant du Tubul’Air, à ceci près que le cliché devait dater d’avant la révolution de 2054 : l’architecture de Clermont-Ferrand était alors beaucoup plus verticale qu’aujourd’hui. Une montée des prix de l’immobilier, que rien ne semblait pouvoir arrêter, avait été à l’origine du soulèvement populaire, né en France puis suivi dans tous les pays développés du monde. Les états avaient dû légiférer et imposer un prix unique du mètre carré. À long terme, cela avait eu pour effet un aplanissement de l’architecture et une répartition équitable de la population sur tout le territoire. Les technologies avaient favorisé le travail à domicile, et la fabrication des biens matériels avait suivi cette logique : elle s’était morcelée en petites unités de production, si bien que même l’emploi ouvrier avait réussi à se répartir équitablement.

Une voix l’arracha à sa contemplation et la fit sursauter :

— Le changement est impressionnant, n’est-ce pas ?

Un homme se tenait dans l’encadrement de la porte. Derrière lui, Laura aperçut un bureau dans lequel régnait un étonnant capharnaüm.

— Thierry Brankuzi !

Au moins avait-il une poigne ferme, se dit Laura en lui serrant la main, car il paraissait mollasson, et son physique ingrat lui donnait l’air d’un vieux chien pas très malin. Sa tenue était néanmoins élégante, et de toute évidence, il savait prendre soin de son apparence. Il n’avait pas l’allure de vieux garçon qu’on aurait pu attendre d’un homme qui ne devait pas être à l’aise dans la séduction.

Le journaliste enleva d’une chaise tout un tas d’appareils électroniques que Laura fut bien en peine d’identifier, mais qui ressemblaient pour la plupart à de vieux multitaskers.

— Je suis désolé pour le désordre... dit-il en l’invitant à s’asseoir. Je ne reçois que très rarement de la visite. Habituellement, mes rendez-vous se passent plutôt par Holoconf, mais comme vous avez insisté pour que nous nous rencontrions en personne... 

— C’est moi qui suis désolée, je suis de la vieille école !

— Ce n’est pas grave, ce n’est pas grave... temporisa le journaliste, avec l’air de quelqu’un qui ne croit pas vraiment à ce qu’il dit.

Le manque d’entrain de l’homme, le foutoir dans lequel se trouvait son bureau, et son apparence à cent lieues de l’image que Laura se faisait d’un journaliste d’investigation ; tout cela faisait qu’elle n’était plus très sûre de ce qu’elle fichait là. Elle s’était peut-être trompée de bonhomme. Un silence de quelques secondes s’installa. Thierry Brankuzi s’impatienta :

— Alors, quel est donc le fameux objet de votre visite ?

Trop tard pour reculer, il lui fallait déballer son sac, et surtout se montrer persuasive.

— Aimeriez-vous sauver le monde ?

Le journaliste la fixa incrédule, avec des yeux ronds comme un hibou. J’y suis peut-être allée un peu fort, songea Laura.

— Sauver le monde ?

— Essayer en tout cas... minimisa-t-elle, de peur que son interlocuteur appelle immédiatement les services psychiatriques.

— Et comment pensez-vous que nous puissions faire cela, vous et moi ? dit le journaliste en les désignant tour à tour de son index.

— Connaissez-vous l’Oracle de Nechung, Monsieur Brankuzi ?

Cette fois, c’est par un haussement de paupière dubitatif que Thierry Brankuzi accueillit sa question. Rien n’allait décidément comme elle l’avait prévu... Comment avait-elle pu croire un instant qu’une personne normalement constituée puisse répondre à ses questions de la manière qu’elle l’avait imaginée. Elle sentit ses genoux qui commençaient à trembler.

— Je n’en ai pas l’honneur, lâcha le journaliste dans un soupir.

— Il s’agit d’un des plus proches conseillers du Dalaï-Lama.

— Vous m’en direz tant !

Laura n’aimait pas du tout le chemin que prenait leur discussion.

— Je suis sur le point d’achever l’écriture d’une thèse sur l’influence de l’ésotérisme dans l’histoire du monde depuis Jésus Christ jusqu’à nos jours, dit-elle pour se donner une contenance, et autant que faire se peut, une crédibilité.

— Et vous pensez que l’astrologie va tous nous sauver ? Que nous allons nous réveiller un beau matin et qu’on pourra lire sur le premier flux venu : « Gémeaux, Balance, Sagittaire, et tutta la famiglia : demain la vie sera belle, car la Terre continuera de tourner ! » ?

La jeune femme perdit un peu son calme :

— L’astrologie ? J’ai parlé d’astrologie ?

— Vous ne m’avez pas dit que vous écriviez une thèse sur l’ésotérisme ?

C’en était trop ! Réduire l’ésotérisme à l’astrologie était plus que Laura n’était en mesure de supporter. Elle allait lui donner une leçon d’histoire à ce malotru... Elle sortirait peut-être de ce bureau à coups de pied dans le derrière, mais la tête haute.

— Heureusement, l’ésotérisme ne se réduit pas à l’astrologie ! Êtes-vous croyant, Monsieur Brankuzi ?

— Je suis catholique, pourquoi ?

— Savez-vous qu’il existe un ésotérisme chrétien, que l’on appelle l’Hermétisme ? Chez les juifs, les enseignements ésotériques sont regroupés sous le nom de Kabbale, continua-t-elle sans lui laisser le temps de répondre. Dans l’Islam, l’ésotérisme porte le nom de Tawasuf. Le mot « ésotérisme » vient du grec « ésôtéros » qui signifie « intérieur ». Le sens est lié aux philosophes grecs qui faisaient la distinction entre les initiés, les ésotériques, et les non-initiés, les exotériques. D’un point de vue général, l’ésotérisme est l’ensemble de mouvements et de doctrines relevant d’un enseignement caché, accessible par une initiation.

Laura reprit enfin son souffle. Le journaliste sourit, visiblement amusé.

— Merci pour la leçon. Vous avez raison, j’avais peut-être une vision un peu étroite de la question.

— À votre décharge, on a tendance à regrouper beaucoup de choses sous le nom d’ésotérisme, et pas toujours des plus recommandables. L’astrologie entre autre, mais ce n’est pas la moins légitime ! Je pense notamment à la magie, mais je suppose que ça doit être une question de point de vue.

— Tout cela est très bien... Cela étant dit, je ne comprends pas en quoi cela peut nous aider ?

— Je vous parlais tout à l’heure de l’Oracle de Nechung, abbé bouddhiste du monastère du même nom et proche du Dalaï-Lama. Le bouddhisme comporte plusieurs branches ésotériques, et je m’y suis donc intéressée au cours de l’écriture de ma thèse. Je suis restée en contact avec les personnes m’ayant apporté leur aide pour la rédaction de ce passage, et elles m’ont fait savoir que l’Oracle avait déclaré au cours de sa dernière séance qu’il serait en mesure de faire germer l’espoir pour le salut du monde lors de sa prochaine transe, dans une dizaine de jours.

— Et quelle crédibilité peut-on accorder à ce Nechung ? « Les doutes, en matière de religion, loin d’être des actes d’impiété, doivent être regardés comme de bonnes œuvres », a dit Diderot.

— Nechung est le monastère, l’Oracle se nomme Orygen Rinpoché. L’Oracle de Nechung — il faut savoir que selon la croyance bouddhiste, chaque Oracle est la réincarnation du précédent — possède à son actif un certain nombre de prophéties s’étant réalisées. Il a tout d’abord prédit les difficultés que le Tibet a rencontrées avec la Chine au milieu du vingtième et jusqu’à la fin du vingt et unième siècle. Il a ensuite sauvé la vie du Dalaï-Lama en lui conseillant la fuite en 1959. Enfin, plus proche de nous, et plus en rapport avec la situation qui nous intéresse, Orygen Rinpoché avait annoncé qu’une information capitale pour l’avenir de l’homme serait révélée lorsque la moitié de notre siècle serait achevée. 

— Huhummm... borborygma le journaliste, semblant acquiescer sans être pleinement convaincu de la démonstration.

— Je ne vous parle pas d’une prédiction de Nostradamus, dont seules les prophéties autoréalisatrices ont eu la chance de se produire ! Celles de l’Oracle de Nechung sont réputées pour être aussi précises que possible, et fiables. C’est un sage, et je ne crois pas qu’il se prononcerait sur un sujet d’une telle gravité sans être sûr de lui.

— Vous allez peut-être penser que, pour un journaliste, je manque de suite dans les idées, mais qu’attendez-vous de moi ?

— Deux choses, principalement. D’abord, j’ai besoin de votre savoir-faire d’enquêteur. Vous êtes un bon journaliste d’investigation, j’ai notamment apprécié votre série d’articles sur le scandale de la pseudo rénovation du système pénitentiaire. Or si j’ai dit que les prophéties de l’Oracle sont précises et fiables, on ne peut pas dire pour autant qu’elles soient transparentes. J’aurai besoin de vous, de vos contacts, et peut-être de la perspicacité de vos lecteurs pour suivre la piste qu’il donnera. Ensuite, votre statut de journaliste vous permet de vous déplacer comme bon vous semble, sans qu’il vous soit nécessaire de réserver le Tubul’Air quarante-huit heures au préalable... Il ne nous faudra probablement pas perdre de temps en certaines occasions. Et à propos de déplacement, si vous acceptez ma proposition, j’ai booké deux billets d’avion à destination du Tibet, pour un départ dans trois jours. À mes frais.

Laura avait sérieusement entamé son budget de professeur assistant pour acheter ces billets. Elle espérait que ce serait l’argument qui emporterait la décision.

— J’ai besoin de réfléchir, répondit le journaliste, songeur. Je vous rappelle, continua-t-il en s’extrayant de son fauteuil.

Laura comprit que l’entretien était terminé. Elle se leva et serra la main de l’homme à tête de chien avant de prendre congé.

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En redescendant les rues de la capitale jusqu’à la station de Tubul’Air, Laura ne savait pas quoi penser de son entrevue avec Thierry Brankuzi. Certes, l’entretien s’était mieux terminé qu’il n’avait commencé, mais on ne pouvait pas dire que le journaliste avait eu l’air particulièrement emballé. Elle avait aussi été profondément déstabilisée par son apparence et son attitude... Ses articles, le style de son écriture, et la qualité de ses investigations lui avaient laissé imaginer une sorte d’aventurier, un charmeur, quelqu’un de volontaire et décidé. Elle ne put s’empêcher de penser qu’elle avait peut-être misé sur le mauvais cheval. Mais elle n’avait plus guère le temps de trouver meilleure monture avant la prochaine séance de l’Oracle. Las, elle se dit que dans l’immédiat, elle n’avait rien de mieux à faire que de rentrer chez elle.

*

Son rendez-vous avec la jeune femme l’avait mis en retard, et il n’aimait pas cela. Occupé par la masse de travail qui l’attendait d’ici la fin de la journée, il oublia néanmoins rapidement cette entrevue. Il consulta les articles que les journalistes locaux de la région avaient déposés sur le serveur, en accepta certains qu’il corrigea au besoin, et en refusa d’autres. Rien de très original : comptes-rendus associatifs, inaugurations de bâtiments municipaux, annonce d’une foire aux choux et résultats sportifs du club de rugby Montferrandais. Thierry se consacra alors à l’écriture de son propre article, au sujet guère plus exceptionnel — l’incendie, peut-être criminel, du siège d’une grande chaîne de pompes funèbres — et participa ensuite à l’Holoconf quotidienne des membres de la rédaction de son journal, DailyCentreFranceDotFR. Il actualisa son dossier sur le scandale de la rénovation des prisons, mais cela faisait maintenant longtemps qu’il n’avait pas trouvé de quoi écrire un nouvel article. Il relança sans trop y croire certains de ses contacts dans cette affaire. Les protagonistes avaient été mis sur la touche depuis plusieurs mois ou avaient réussi à se faire oublier. Il n’y avait objectivement rien qui puisse remettre en branle la machine et il dut bien avouer que celle-ci avait déjà fait son travail.

Il regagna ses appartements, situés au-dessus de son bureau, à l’heure habituelle quoique tardive pour certains, de 21 heures 30. Il fit décongeler une portion de ratatouille maison qu’il mangea avec un reste de poulet. En allumant l’holovision, l’absence de son venant de l’arrière du système lui rappela qu’il avait commandé les pièces de rechange, et que, malgré la demande de livraison rapide, il n’avait toujours rien reçu trois jours plus tard. La patience ne faisant pas partie de ses qualités, et ses amis le surnommait d’ailleurs Monsieur Toutoudesuite, jeu de mots un peu cruel qui lui rappelait son apparence de canidé domestique, et sa tendance à vouloir tout, tout de suite. Quoique gêné par le déséquilibre sonore de son installation, il regarda un documentaire sur le flux Historica à propos de la Révolution française de 1789, ce qui lui rappela la visite de la jeune historienne à son bureau, en début d’après-midi. La manière qu’elle avait eue de le remettre en place l’avait un peu vexé sur le coup, mais même si elle était probablement folle, il avait été charmé par son aplomb, et elle lui avait donné l’impression d’une femme intelligente et cultivée. Il l’avait questionnée avec rudesse, fidèle à son habitude. C’était son moyen de sentir si quelqu’un avait vraiment quelque chose à raconter. Elle s’en était plutôt bien sortie, même si cette histoire d’Oracle le laissait perplexe... Il avait reçu une éducation catholique, religion peu sensible aux prophètes contemporains. Et quand bien même ce vieux précieux tibétain était capable de prédictions, en quoi celles-ci pourraient-elles être salvatrices ?

FIN DE L’EXTRAIT

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